Pourquoi cherchons-nous toujours à « être beau » sur les photos ? Et que veut vraiment dire « être beau » ?
La question peut sembler naïve, presque triviale, mais elle porte en elle une vérité plus profonde. À chaque fois que l’on se retrouve face à l’objectif, un réflexe nous pousse à vouloir contrôler, masquer, embellir. Comme si l’image naturelle de nous-mêmes devait absolument s’effacer pour correspondre à une vision idéalisée, à un standard auquel nous n’adhérons souvent même pas ! Mais d’où vient ce besoin ? Et surtout, que nous fait-il perdre ?
Quand l’élégance devient ridicule
Il suffit de regarder les portraits des siècles passés pour comprendre que la notion de « beauté » est tout sauf immuable. Les rois et nobles de l’Ancien Régime posaient fièrement dans leurs tenues d’hermine, perruques poudrées et visages fardés. À l’époque, ces artifices représentaient le comble du raffinement. Aujourd’hui, ils nous paraissent étranges, parfois grotesques. Ce qui était beauté hier devient ridicule demain.
Alors, que penser de nos codes actuels ? Les filtres Instagram qui affinent les traits, les visages uniformément lissés, la quête d’une minceur extrême présentée comme le summum de l’esthétique… Tout cela sera peut-être perçu, dans cinquante ans, avec le même sourire amusé que celui que nous posons aujourd’hui sur les collerettes démesurées et les bas de soie du passé. La beauté, réduite à des conventions, n’est jamais qu’une mode. Et toute mode finit par passer.
La tentation de tricher
Notre époque a ceci de particulier : jamais il n’a été aussi simple de retoucher, de transformer, d’altérer une image. Un clic suffit pour effacer une ride, affiner un nez, allonger des jambes. La technologie rend la « triche » accessible à tous. Elle a même dépassé le cadre des studios professionnels pour s’infiltrer dans le quotidien : Snapchat, TikTok ou Instagram proposent des filtres automatiques qui recréent un visage idéalisé, lisse, standardisé.
Le problème n’est pas seulement esthétique. Il est psychologique. Les jeunes, en particulier, grandissent en voyant leur reflet modifié et finissent par se demander pourquoi leur visage réel ne correspond pas à cette version artificielle. Certains en arrivent à l’extrême de ne plus vouloir se montrer dans la vie réelle et ne vivre qu’avec leur avatar transformé dans un monde virtuel, artificiel, numérique. L’écart entre le soi filtré et le soi authentique devient une source de malaise, d’angoisse, parfois de honte.
Le piège est posé : plus on retouche, plus on entretient l’idée qu’il faudrait continuer à retoucher pour être « acceptable ».
Photogénie : mythe ou vérité ?
Dans l’esprit de nombreuses personnes, une phrase revient souvent : « Je ne suis pas photogénique. »
Être photogénique est-il être beau ? Là réside une énorme confusion ! Je suis convaincu qu’être photogénique n’a rien à voir avec une forme de beauté plastique. On peut avoir un visage aux traits perçus comme « imparfaits » et pourtant dégager une intensité, une présence qui crève l’écran. La photogénie, c’est le charisme transposé en image.
Et c’est en cela que réside la compétence du photographe : non pas transformer son modèle en « poupée Barbie » mais révéler ce qu’il ou elle porte déjà en soi — le charisme de son humanité propre.
Le rôle du photographe n’est pas de masquer les aspérités, mais de donner à les voir autrement, d’éclairer ce qui rend une personne singulière et vivante. Capter une étincelle dans un regard, la densité d’une présence : voilà ce qui rend un portrait puissant. Il ne s’agit pas d’idéaliser, mais d’incarner. Être « beau » sur une image ne devrait pas signifier ressembler à un standard, mais apparaître plus pleinement, avec sa vérité, ses nuances, ses fragilités et sa force. Et c’est cela, la véritable photogénie.
Lee Jeffries, l’art de rendre digne.
J’admire le travail du photographe Lee Jeffries, qui a consacré une grande partie de son œuvre aux sans-abris. Les visages qu’il a photographiés ne correspondent en rien aux canons de beauté de nos sociétés occidentales : traits marqués par la fatigue et la rudesse de la rue, rides profondes, regards parfois abîmés par la vie. Pourtant, ses portraits bouleversent. Car Jeffries n’a pas photographié ces hommes et ces femmes pour les transformer, les embellir ou les lisser. Il les a photographiés avec amour, avec respect, avec humanité. Et ce regard change tout.
Dans ses photographies intenses, ces personnes apparaissent belles non pas au sens esthétique convenu, mais parce qu’elles sont présentes, émouvantes, dignes. Le photographe, par son approche, révèle leur intensité, leur humanité, leur force silencieuse. Ce n’est pas la conformité aux standards qui crée la beauté de ces portraits, mais la relation entre celui qui regarde et celui qui se laisse voir. La preuve qu’un portrait peut bouleverser non pas parce qu’il flatte, mais parce qu’il témoigne.
Une autre voie : la photographie primitive
C’est là que ma démarche prend humblement tout son sens. La photographie primitive n’a pas pour but de transformer. Elle n’est pas un exercice de perfection, mais un chemin d’acceptation. Ce que je propose, ce n’est pas un masque supplémentaire, mais un miroir différent : un espace où l’on peut se réapproprier son image telle qu’elle est.
L’expérience n’est pas toujours confortable. Se voir autrement, sans filtre, sans artifice, peut bousculer. Mais c’est justement dans ce décalage que naît la possibilité de se réconcilier avec soi. Souvent, mes clients découvrent qu’ils se trouvent plus beaux qu’ils ne l’imaginaient. Non pas parce que j’ai « amélioré » leur visage, mais parce que je leur ai donné la possibilité de le regarder autrement.
Quand on lâche les a priori, les comparaisons, la honte, alors quelque chose se libère. On dépose un fardeau. On cesse de courir après un idéal inaccessible. Et l’on retrouve une légèreté nouvelle, une confiance en soi qui dépasse la photographie pour se répercuter dans la vie quotidienne.
Faire la paix avec soi
Oui, il existe des personnes qui semblent tant rayonnantes à l’image. La génétique est ainsi faite : certains naissent avec des traits que la société valorise, d’autres moins. Mais croire que tout dépend de cela, c’est accepter le mensonge que l’industrie de l’image cherche à nous vendre. Car la beauté n’est pas seulement une affaire de proportions. Elle est aussi une affaire de présence et d’acceptation.
Nous ne sommes pas responsables de ne pas correspondre à une certaine forme d’idéal. Mais nous sommes responsables de la manière dont nous vivons avec notre propre image. Et c’est là que se joue l’essentiel : dans la capacité à faire la paix avec soi-même. Parce que, finalement, ce n’est pas l’objectif du photographe qui est le plus cruel. C’est notre propre regard.
Le jour où ce regard change, où il cesse d’être juge pour devenir témoin, alors nous renaissons. Renaître, c’est déposer le fardeau de la comparaison, c’est revenir habiter pleinement son corps, son visage, sa propre vie. C’est s’autoriser à exister sans condition … Et, purée, qu’est-ce que c’est bon !
