Nous vivons à une époque où chaque instant est archivé, étiqueté, mis en scène. Nos téléphones sont saturés d’images, les réseaux sociaux nous incitent à montrer pour exister, à tout figer — même l’insignifiant — comme si le simple fait de vivre ne suffisait plus.
Mais à force de vouloir garder trace de tout, n’oublie-t-on pas de vivre pleinement ce que l’on traverse ?
Dans mon travail photographique, j’ai peu à peu glissé de la notion de production à celle d’expérience.
Certains de mes clients viennent à moi pour se faire photographier … et repartent sans aucune image. Dit ainsi cela peut sembler perturbant, presque à contre-courant du métier de photographe … et pourtant … je vous invite à explorer cette voie.
Photographier sans rien garder
Il peut sembler étrange, presque absurde, de faire une séance photo sans recevoir de photos.
Pourtant, dans ce dépouillement volontaire, naît une forme de liberté.
Ne pas chercher à “réussir” une image, ne pas avoir à “plaire”, ne pas chercher à “rendre hommage” à un corps selon les standards… mais juste être là, avec soi, dans l’instant, dans le souffle, dans le corps.
La photographie devient alors un prétexte pour oser, une parenthèse artistique qui n’a pas pour but de produire, mais de ressentir.
C’est une forme d’art-thérapie, non pas dans ce qu’elle guérit, mais dans ce qu’elle libère.
Elle ouvre un espace hors des cadres, hors des comparaisons, hors du regard social.
Et quand il n’y a rien à garder, il y a tout à vivre.
Alors pourquoi photographier ?
Si l’on ne garde rien, alors pourquoi photographier ?
Parce que la photographie n’est pas qu’un résultat. C’est un cadre de travail, une excuse artistique pour oser. Elle devient un prétexte créatif qui autorise à se mettre en mouvement, à se confronter à soi, à se révéler — parfois pour la première fois.
Ce travail pourrait tout à fait se faire autrement. Il pourrait passer par le dessin, la danse, la voix, le théâtre, ou même par le silence. Mais la photographie offre une piste singulière, particulièrement puissante quand il s’agit de relation à l’image de soi, estime de soi, rapport au corps.
Elle confronte, elle questionne, elle éclaire.
Et surtout : ne pas conserver ne veut pas dire ne pas regarder.
Le moment du visionnage des images réalisées, de leur interprétation, de ce qu’elles évoquent ou révèlent, est une étape essentielle du processus. Elle permet d’ouvrir un dialogue — entre soi et soi, entre soi et l’autre, entre le visible et l’invisible.
Photographier, alors, ce n’est pas pour garder. C’est pour voir.
L’éphémère comme résistance poétique
Ce refus de produire n’est pas une négligence. C’est une désobéissance douce, presque une provocation poétique.
Nous vivons dans une société qui nous pousse à créer, consommer, posséder.
Même notre mémoire est devenue une donnée à stocker, à archiver dans galeries infinies, que l’on ne regarde plus vraiment.
Or je crois profondément que ce qui a le plus de valeur, c’est justement ce qui ne se possède pas.
C’est pourquoi la photographie, dans cette démarche, devient une porte vers l’éphémère.
Un souffle de vie, quelque chose qui a existé — et c’est tout ce qui compte.
Le sable et le corps
Je pense souvent aux moines bouddhistes qui, pendant des jours, réalisent un mandala de sable, minutieusement, grain après grain.
Et une fois l’œuvre terminée, majestueuse, ils la détruisent sans la moindre hésitation.
Non par nihilisme.
Mais parce que la beauté résidait dans le geste, pas dans le résultat, aussi magnifique puisse-t-il être.
Parce que la trace n’a pas d’importance, comparée à la profondeur de la présence.
C’est exactement ce que j’essaie de proposer dans mes séances.
Le corps, dans sa nudité, dans sa présence simple, dans son souffle, devient le sable de l’instant photographique.
Il ne s’agit pas de figer. Il s’agit de ressentir.
Vers une photographie vivante.
Je ne rejette pas l’image.
Elle peut être précieuse, puissante, révélatrice.
Mais je défends une autre voie : celle d’une photographie vivante, ancrée dans le moment, libérée de la logique de possession.
C’est cela aussi « la photographie primitive »
Une photographie où l’appareil devient un témoin, pas un juge.
Un outil qui relie les humains entre eux à et à eux-mêmes, pas une énième forme de performance.
Après avoir regardé l’image réalisée dans de bonnes conditions, en avoir savouré la puissance émotionnelle, de s’en être servi comme outil qui libère la parole et l’esprit, alors laissons là disparaitre.
Ne pas produire devient alors une hygiène mentale, un espace de respiration dans un monde saturé.
C’est une façon de dire : je n’ai rien à prouver, rien à garder. Juste à vivre.
Le photographe et sa mission
Ce détachement ne concerne pas uniquement la personne photographiée. Le photographe lui aussi est confronté à sa propre tentation de produire. Pas toujours pour répondre aux attentes du client, mais parfois pour nourrir sa propre visibilité, créer du contenu, alimenter un portfolio, ou illustrer une démarche personnelle. Il arrive alors qu’il s’éloigne, consciemment ou non, de sa posture d’accompagnant, pour entrer dans une logique plus tournée vers lui-même.
Il ne s’agit pas là d’une faute, mais d’un glissement subtil, qu’il est important de reconnaître avec lucidité. Car à ce moment-là, l’appareil n’est plus uniquement là pour servir l’autre, il devient aussi un outil de construction de l’image du photographe lui-même.
Et cette tension, entre le don de présence et le désir de trace, entre l’accueil et l’intention, mérite d’être posée, regardée, interrogée. Elle nous rappelle que la photographie est toujours une co-production, et que l’égo du photographe n’est jamais totalement absent de l’image.
Une direction de vie, pas un intégrisme.
Cela dit, je ne suis pas un intégriste du non-souvenir. Je comprends que pour beaucoup, l’absence de trace puisse générer une frustration réelle, presque une dissonance intérieure. Lorsqu’on vit un moment d’une telle intensité, ne rien en garder peut sembler inconcevable, car cela va à l’encontre de notre culture du souvenir, de notre besoin de témoigner de ce que nous avons traversé.
Dans ces cas-là, il est essentiel que l’image choisie pour accompagner ce vécu soit à la hauteur de sa valeur émotionnelle. Ce ne peut pas être un simple fichier numérique glissé dans une galerie parmi d’autres. Ce doit être un objet photographique en soi : un tirage soigné, réalisé avec attention, sur un papier d’art, pensé comme une prolongation subtile et fidèle de l’expérience vécue. Une trace choisie, rare, précieuse — non pour se souvenir, mais pour honorer.
Et … pour conclure …
Peut-être que nous n’avons pas besoin d’autant d’images.
Peut-être qu’un instant vécu avec intensité vaut mille clichés alignés.
Peut-être que la vraie trace de l’expérience est ce qu’elle transforme en nous, pas ce qu’elle laisse sur un écran.
Et si la prochaine fois que vous ressentiez le besoin de « garder une trace », vous décidiez simplement… de la vivre ?
